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FAMILLE | UN REGARD PARTAGÉ
Si seulement sa mère pouvait le voir en ce moment! Son fils chéri, sain et sauf, entouré d’amour et d’abondance. Si seulement elle l’avait vu sortir d’un bond de la remorque de sauvetage, aussi agile et confiant qu’un cerf. Tout naturellement, il est arrivé dans son monde d’accueil comme s’il le connaissait déjà, avec l’amour et la justice qui y règnent. Si seulement elle pouvait voir comment ce nouveau monde a accueilli son fils à bras ouverts, avec chaleur et bienveillance, en lui promettant une vie paisible et la liberté de s’épanouir. Elle s’était en vain battue désespérément pour lui assurer ces conditions.
Elle le vit pour la dernière fois au beau milieu de décembre. Il était âgé de seulement deux jours. Tout frêle, le miniature enfant tentait de rester stable sur ses longues jambes. Il regardait de ses grands yeux brillants ce monde sombre qui avait remplacé le ventre de sa mère, son alcôve d’espoir. Lorsqu’il s’abreuvait de son lait, il buvait frénétiquement et sans relâche, comme s’il se gavait de la vie elle-même plutôt que du lait d’une mère mortelle.
Une fois assouvi, il tomba endormi, avec un léger hoquet, et se mit à rêver. À ce moment, les hommes vinrent s’emparer de lui. Sa mère fonça brusquement vers eux, même avant leur arrivée dans l’enclos. Par de violents coups de pieds, hurlements terribles et gestes féroces, à la fois apeurée et enragée, elle les supplia désespérément, puis, d’un souffle angoissé, mit son corps meurtri entre son bambin et les ravisseurs. Elle se débattit à corps perdu pour le protéger du danger imminent et le garder près d’elle, afin de lui donner l’amour, la paix et la bonté qu’elle n’avait jamais connues elle-même. Malgré tout cela, son fils fut enlevé.
Un des hommes se faufila vers l’arrière de l’enclos, tandis que l’autre la tourmentait à coups d’aiguillon électrique. Quelques instants plus tard, son bébé était parti, et elle se retrouva seule à vivre un deuil déchirant, en plus de vivre à nouveau cette expérience insupportable d’avoir été incapable, encore une fois, de réussir la seule chose qui lui importait : protéger son enfant.
Six mois plus tard, elle produit encore du lait sucré pour son fils enlevé. Comme toujours, les humains viennent le piller goutte par goutte. Elle se retrouve encore une fois enceinte à la suite d’un viol, consciente que son futur enfant sera enlevé peu de temps après sa naissance. Petit garçon? Il sera tué. Petite fille? Elle sera condamnée à une vie de misère. La mère ne connaîtra jamais le plaisir d’allaiter ses petits, ni d’en prendre soin et de les voir grandir. Cependant, l’un d’eux a connu la liberté.
Si seulement elle pouvait le voir maintenant. Il respire l’air du printemps et parcourt les vastes plaines, entouré d’une communauté d’individus libres, et passera le reste de ses jours à vivre heureux, à aimer et à s’épanouir.
Il se trouve dans un monde de paix, comme sa mère le voulait si ardemment. Même si elle n’avait jamais vu de ses propres yeux un tel monde, depuis la naissance de son fils, elle entretenait au fond de son cœur une certitude claire et inébranlable que la paix était essentielle à la survie de son bébé. Dans l’espace d’un jour, cette lumineuse vision dans son cœur lui avait semblé plus réelle et tangible que le lourd fardeau de son existence écrasante.
L’amour de cette mère, qui n’avait connu que l’angoisse, la violence et la privation, lui a ouvert les yeux sur le fait qu’un autre monde était non seulement possible, mais aussi réel que la vie de son bébé, et nécessaire à la survie de celui-ci. Elle a ressenti les échos de cet autre monde dans sa ferme détermination à veiller à ce que son fils soit en sécurité, libre et entouré d’amour. Mue par une ardente motivation, elle désirait prendre soin de son enfant, le protéger, et créer par le moyen de son propre corps et de sa propre âme un havre de sûreté et d’amour pour lui. Ce désir était sa seule expérience de vie se rapprochant d’un monde végane, d’un sanctuaire, du monde où son seul fils encore en vie habitait maintenant, en ce jour de la fête des Mères où ses persécuteurs fêtent ironiquement la maternité.
Si seulement elle pouvait le voir maintenant. Son petit bout de chou est devenu un grand garçon élancé, nommé Clifford. En se pavanant sur ses jambes démesurément longues, il voit sous la lumière de ses grands yeux le monde resplendissant ayant remplacé la trahison et la noirceur de la ferme laitière. Insatiablement, il se délecte de cette parfaite promesse. Il s’en nourrit à corps perdu, avec une grande joie, comme s’il vivait et voyait pour deux.
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par Joanna Lucas
Publication originale sur le blogue Peaceful Prairie Sanctuary
AMOUREUX | L’HEUREUSE RENCONTRE DE LIBBY ET LOUIE
AMOUREUX | L’HEUREUSE RENCONTRE DE LIBBY ET LOUIE
Seuls des événements hors de l’ordinaire bouleversaient ou captivaient assez Libby pour qu’elle émette un son : notamment, la catastrophe d’avoir perdu le pied droit entre les mailles de fer sur le plancher de la production d’œufs de poules « en liberté » d’où elle a été rescapée, une libération euphorique comme son arrivée au sanctuaire, ou de rudes chavirements comme l’absence de Louie. Ses cordes vocales n’étaient pas paralysées par la peur, une situation courante chez plusieurs réchappées comme elle. Elle n’était pas timide, faible, blessée ou malade. Elle était tranquille. Contrairement à bon nombre de ses semblables, elle ne ressentait pas le besoin de manifester son vécu intérieur par un constant bruissement, malgré que les communautés de poules remplissent sans cesse l’air des murmures de leurs pensées. Les pensées de Libby étaient silencieuses. La tranquillité était sa nature, son remède, son talent, sa force et son plaisir. Elle observait le monde avec un émerveillement insonore, ses pensées émergeant et se succédant dans les puits noirs de ses yeux, et le remplissait avec le calme de son esprit.
À l’aube de ses premières semaines au sanctuaire, lorsque chaque chose la surprenait vivement — le ciel dégagé, les immenses prés, l’arôme de la pluie et le frottement de ses pieds sur la paille — nous avons cru entendre Libby s’exprimer à quelques reprises. De légers cris de joie émergeaient de nulle part, comme si les particules dans l’air s’entrechoquaient pour créer une musique. Ces cris ne provenaient pas de cordes vocales tremblotantes et sous tension, mais émanaient du cœur de la vie elle-même, telle une expression de pure joie. Cependant, dès que Libby a rencontré Louie et est devenue sa seule compagne, elle était devenue si tranquille que nous n’étions plus sûrs si la voix entendue à son arrivée était réellement la sienne.
Louie prenait plaisir au son et au fonctionnement de sa propre voix exceptionnelle. Il était toujours heureux d’associer un son distinctif aux expériences : trouvailles, insuccès, contentements, plaintes, désirs, peurs, joies, espoirs… bref, chaque aspect de leur quotidien partagé, aussi important ou banal soit-il. Cela permettait à Libby, étonnamment, de se faire entendre sans un seul bruit. Pour la toute première fois dans sa vie, elle s’extasiait autant dans le silence que dans la pleine expression d’une voix. Chacune de ses pensées, convoitises, émotions, joies et insatisfactions était extériorisée, avec précision et éloquence, dans les bruissements de Louie. Chacune des expériences de Libby était rendue par sa voix juste et brillante. Chaque note formait un portrait musical du vécu intérieur de Libby.
On entendait un doux roucoulement lorsque Libby s’invitait sous l’aile de Louie, un sifflement rauque pour signaler la présence d’OJ le chat « tueur », un ronronnement de plaisir durant ses bains de poussière, une roulade enjouée lorsqu’elle dégustait avec joie les graines d’une citrouille fraîche au milieu d’un jour d’été, un grincement lorsque la fatigue s’emparait d’elle, et un grondement atone pour exprimer ses douleurs articulaires.
Ensemble, ils développaient sans cesse un vocabulaire musical pour exprimer leurs réjouissances partagées : une trouvaille, un amas de trésors dans la pile de compost, déniché par Libby et déterré par Louie, qui devenait ensuite un festin de saveurs ou une source d’amusement et de découverte, ou ce cadeau qu’était leur promenade matinale partagée sous le soleil, en guise d’accueil de la nouvelle journée, ou encore le sens de l’aventure qui les amenait dans l’enclos des cochons, où ils chassaient les mouches sur le dos des géants endormis.
À l’occasion, on entendait des bouffées de son qui exprimaient leurs mécontentements, douleurs, peines, peurs ou paniques partagés — entre autres, le moment où Libby s’est retrouvée enfermée par accident dans une grange pendant le ménage et où Louie, angoissé de cette séparation soudaine, s’est mis à faire les cent pas dans le chemin étroit de l’autre côté de la porte fermée. Le coq sonnait l’alarme; ses cris et supplications remplissaient l’air alors qu’il battait des ailes. Il nous inondait de sifflements fervents et nous suivant de près. Il courait ensuite vers la grange et claquait la porte, donnait des coups, puis revenait. Par des bruissements d’ailes, coups de pieds et de bec, et regards intenses, il nous signalait la situation de Libby en déployant tous ses moyens de communication : le son, le mouvement, le regard, la couleur, et sans doute les odeurs.
Malgré le panache des prouesses vocales de Louie, réalisées à merveille et projetées haut et fort, ses actes les plus spectaculaires étaient ceux de dévouement silencieux, de dévotion implicite et de discrétion au quotidien. En autres mots, ce qu’il se gardait de faire.
On entendait la mélodie silencieuse de l’abandon du perchoir qu’il chérissait tant, fixé au plafond, ce nid dans les hauteurs où il avait somnolé chaque nuit de sa vie avant l’arrivée de Libby. C’était son meilleur refuge, où il se sentait assez sûr pour tomber dans les bras de Morphée au soleil couchant. Il y était heureux comme un roi, tout près des nuages. Le perchoir était son mont Olympe. Cependant, Libby était trop blessée pour l’y rejoindre. Elle avait réussi à se jucher à ses côtés quelques fois, mais ayant un seul pied, elle perdait l’équilibre et tombait au sol. Après un temps, elle avait abandonné l’idée et restait ancrée au sol. Par conséquent, Louie est descendu tout doucement de son nid en contre-haut pour s’installer près d’elle sur son juchoir terrestre, une longue tente étroite formée d’une planche de contreplaqué penchée. Il dormait près de l’entrée de celle-ci, exposé aux intrus tels les chèvres curieuses, les chats errants et les oies agitées. De la sorte, il protégeait Libby.
On remarquait aussi la musique insonore quand Louie passait de moins en moins d’heures en activité sous le soleil estival, puisque Libby ressentait une douleur croissante dans son moignon au fil des ans. Il lui fallait donc bien des efforts pour suivre Louie dans les champs. Elle boitait et clopinait derrière lui. La distance avant qu’elle ne s’épuise allait en diminuant. Elle se mit ainsi à retourner au nid de plus en plus tôt dans la journée. Son heure de repos passa de 18 heures à 17 heures, puis de 17 heures à 16 heures, puis, à à peine 15 heures, en plein milieu des jours d’été, elle se sentait trop fatiguée pour continuer la journée. L’atmosphère était encore baignée de lumière; il restait tant de merveilles à explorer et à vivre. Louie se sentait fort énergétique, curieux d’en découvrir toujours plus, mais Libby était fatiguée. C’était le moment pour elle de se retirer sous la tente de contreplaqué et de reposer ses articulations endolories… et Louie la suivait. En raison du départ de Libby au cœur de chaque éblouissante journée d’été, les deux se couchaient bien tôt.
On a ensuite constaté les mélodies implicites quand il abandonnait ses expéditions en quête de vivres et les grands espaces ouverts du sanctuaire, tout cela pour se retrouver avec Libby. Cette dernière n’était plus si jeune, en plus de vivre le fardeau de son handicap. Elle a donc dû limiter, puis cesser ses promenades avec Louie. Lorsqu’elle était devenue trop frêle même pour sa tente de contreplaqué, elle a trouvé refuge à l’intérieur d’un environnement tranquille et stable : la petite maison. Malgré son amour des vastes terrains, de la nature sauvage et de l’activité bourdonnante dans la grange, Louie l’y a suivie. Libby avait besoin de confort supplémentaire et d’un milieu prévisible, qu’elle retrouvait dans cette petite maison bien chauffée. Même si ce n’était pas le cas de Louie, il l’a tout de même suivie. Quand Libby a dû restreindre ses heures à l’extérieur encore plus qu’à l’habitude, Louie a emboîté le pas.
Et ils étaient là, comme s’il n’y avait personne d’autre au monde.
Ce couple monogame faisait exception dans leur espèce. Libby et Louie étaient voués à rester ensemble, même si leur union venait avec un lot de difficultés surpassant les bienfaits reçus et allait à l’encontre de leurs instincts, plutôt que de les combler.
Il aurait été plus simple et « naturel » pour Louie d’être responsable d’un groupe de poules, comme tout autre coq. Cependant, il ne voyait que Libby. Il restait indifférent à la poule grise duveteuse, à la fougueuse poule blonde, à la splendide poule rousse, à la douce poule noire se dandinant sur des pattes duveteuses, et même à la centaine de poules blanches comme neige qui, selon nous, étaient identiques à Libby. Louie était resplendissant et majestueux dans son riche plumage, plus que tout autre coq du sanctuaire. Et il était dévoué à Libby exclusivement, malgré son corps maigre, ses plumes en bataille, son pied manquant et sa démarche maladroite. Évidemment, nos perceptions limitées nous empêchent de voir, même partiellement, ce qui attirait Louie chez Libby, puisque nos cinq sens ne nous permettent pas du tout de faire l’expérience de la même vision, des odeurs, des sons, des textures et des goûts que Louie a pu connaître. Et même si nous pouvions voir Libby sous son meilleur jour, il reste que Louie a été charmé par bien plus que ses traits physiques. S’il l’a choisie comme seule compagne, pour ensuite protéger cette union de tout dérangement, c’était en raison de sa présence, et non de son apparence.
Il aurait été plus simple pour Libby, en raison de sa vulnérabilité et de son handicap, de rejoindre une famille de poules existante pour profiter d’un meilleur confort, ainsi que de la protection offerte par une collectivité. Mais elle n’a jamais emprunté cette voie. Elle est restée avec Louie et le suivait dans chacune de ses aventures à travers les vastes prés ; elle boitait derrière lui et s’épuisait uniquement pour être à ses côtés.
Leur relation n’était nullement motivée par la nécessité ou par l’instinct. Au contraire, elle allait à l’encontre de leurs besoins de base. Cette relation reposait sur autre chose : une grande abondance intérieure qui croissait avec la présence de l’autre. Libby chérissait cette abondance dans son silence, tandis que Louie la manifestait à haute voix, en chantant, en célébrant, en exprimant, en louant et en appréciant chacun de leurs 1 800 jours partagés.
Aujourd’hui était une exception : Libby a pris la parole pour eux deux. Il n’y avait aucun doute sur la provenance de la voix ni sur le message exprimé : non seulement le ton était faux, mais ce cri a déchiré le ciel, percé les nuages et traversé l’air avec une telle force, une telle urgence, que tous se sont arrêtés sur leur chemin. C’était un cri de pure tristesse et de supplication, suspendu dans une solitude et une désolation immaculée, qui enterrait le chahut du sanctuaire et rappelait le cri poignant de l’albatros. Libby avait commencé à glousser tout bas à l’aube lorsque Louie n’a pas pu se lever sur ses pattes et est demeuré léthargique dans le nid. Ses pleurs à peine audibles se sont poursuivis jusqu’en après-midi, au moment où Louie a perdu toute la force dans son cou et s’est effondré en une masse de plumes tombantes. Ensuite, nous l’avons pris dans nos bras pour l’amener en quarantaine dans une salle de soins, et la douce lamentation de Libby se transforma en hurlement à fendre le cœur.
Le matin suivant, elle n’avait toujours pas cessé de se lamenter, de crier à haute voix son amour et son désespoir tout en parcourant chaque pièce de la maison avec frénésie. Elle s’est aventurée dans l’étroite cour avant, puis dans la cour arrière et les petites granges environnantes. Peu longtemps après, elle a fui la maison et s’est échappée à travers les barreaux de la clôture pour continuer sa recherche dans les champs. Elle gloussait, appelait et criait, telle une étrange créature tombée du ciel. Sa voix lui servait de phare sonore afin de guider Louie à nouveau vers elle, où il serait en sécurité. Jamais dans les derniers mois n’avait-elle franchi une telle distance, en titubant sur un pied et un moignon. Chaque minute de cette solitude, la lumière en elle s’affaiblissait. Ses yeux étaient écarquillés comme si elle peinait à voir dans l’obscurité, et ses plumes effilochées semblaient brûlées par une flamme invisible — leurs extrémités noircies pointaient dans tous les sens, comme des épines émergeant de son âme blessée. Avec son piteux état et son air désorienté, elle semblait perdue dans un monde soudainement devenu étranger.
Pendant trois jours pénibles, nous n’avons pas osé espérer qu’elle retrouverait Louie vivant. Il était extrêmement faible et sa vie ne tenait qu’à un fil, qui devenait plus fragile d’heure en heure. Les traitements proposés n’ont eu aucun effet bénéfique, et après trois jours de tentatives en vain, nous avons accepté la seule option restante : le garder bien à l’aise et hydraté jusqu’à son dernier souffle.
Toutefois, nous avons sous-estimé la force de Louie et la détermination de Libby. Celle-ci a fini par retrouver son âme sœur. Nous ignorons comment elle a réussi à s’infiltrer dans la salle de réhabilitation fermée à clé, mais elle y est parvenue. Nous prévoyions la réunir avec Louie plus tard dans la journée, ce qui allait à l’encontre des conseils du vétérinaire. Mais de temps à autre, nous agissions ainsi par compassion pour les animaux. Il était évident pour nous que Louie ne souffrait pas d’une maladie contagieuse, mais d’une crise provoquée par son âge avancé. Contre toute attente, Libby est arrivée avant que nous eussions pu agir. Elle seule sait comment elle y est arrivée. Nous avons alors vu Louie se ranimer presque au même moment. Il avait les yeux grands ouverts, pétillants de vie, pour la première fois en plusieurs jours. Libby, elle, était blottie contre lui, partageant la boîte qui lui servait de lit d’hôpital. Encore maintenant, ils sont réunis. L’état de santé de Louie s’améliore graduellement, et Libby a trouvé son calme serein. Depuis, elle n’a pas bougé d’une patte. Depuis les retrouvailles avec Louie, elle demeure à ses côtés et a même de la difficulté à le quitter du regard, comme s’il risquait de partir en un clin d’œil et que la force de son regard suffisait pour le garder accroché à la vie.
Elle l’admire de ses profonds yeux noirs, ses pensées défilant, prenant de l’ampleur et se succédant dans ces puits d’encre. Elle l’enveloppe dans la symphonie de son silence. On remarque maintenant que ce n’est pas tout à fait un silence, mais un espace ouvert pour que Louie puisse s’exprimer à pleins poumons, un espace sûr afin que sa voix puisse gagner en force, en ampleur et en liberté. Il ne désirait pas contraster avec le mutisme de Libby, mais plutôt communiquer pour un autre que lui-même. Ainsi, son instrument vocal ne servait pas seulement à s’exprimer, mais aussi à aider une semblable. Pour lui, la bienfaisance ne se limitait pas à un concept abstrait qu’on se contente d’étudier, de discuter. C’était une pratique quotidienne.
Tous deux vivent maintenant dans le silence. Épuisé par son état de santé, Louie regagne sa force. Quant à Libby, exténuée par son aventure périlleuse, elle garde son regard fixé sur lui. Débordants de joie, ils savourent ce riche silence, qui permet une conversation vivante et fluide entre eux, et brille comme si c’était leur trésor partagé. Et il luit de mille feux.
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par Joanna Lucas
Publication originale sur le blogue Peaceful Prairie Sanctuary
ÊTRES SENSIBLES | COMMENT UN POISSON VIT-IL LA DOULEUR?
« … la manière dont les humains projettent sans hésiter leurs émotions et intentions sur certains animaux, et non sur d’autres, est préoccupante en soi. Peu de gens s’identifient au ressenti des poissons, malgré que plusieurs d’entre eux vivent longtemps, soient dotés d’un système nerveux complexe et capables d’apprendre à exécuter des tâches complexes. »
— Sir Patrick Bateson, professeur d’éthologie
Université de Cambridge
Qu’il soit question des saumons en périple de la rivière à l’océan et vice-versa, ou des poissons rouges tournoyant dans une mare, la vie intérieure des poissons est un mystère que les scientifiques ont seulement commencé à élucider. Un des éléments clés à l’étude est le degré de sensibilité des poissons, plus précisément la manière dont ceux-ci éprouvent les sensations dites douloureuses, comme celle d’un hameçon planté dans la bouche.
Durant leur parcours de découverte, les scientifiques ont observé que la structure du système nerveux chez les poissons est très semblable, sur le plan anatomique, à celle des humains et de maintes autres espèces. Cette structure partagée comprend des cellules réceptrices connues sous le nom de nocicepteurs. On retrouve ces cellules partout dans l’organisme animal, et elles sont activées par les stimulus présentant un danger pour les tissus corporels. De manière révélatrice, certaines espèces de poissons possèdent plus de 58 nocicepteurs différents, et ce, dans leurs lèvres seulement*.
Comme chez l’humain, les nocicepteurs du poisson sont connectés au système nerveux central (moelle épinière et cerveau) par des fibres nerveuses. Lorsque les centres de traitement de la douleur dans le cerveau sont activés par les signaux des nocicepteurs, des réactions sont déclenchées dans le corps pour réagir aux événements potentiellement nuisibles ou mortels qui se déroulent.
L’anatomie du poisson est si complexe que cet animal a développé, par l’évolution, les mêmes substances que l’humain pour bloquer la douleur (les endorphines).** En théorie, les endorphines permettent aux animaux de tolérer la douleur causée par des blessures graves afin qu’ils puissent fuir un prédateur. On est donc amené à se demander : « Pourquoi les poissons produiraient-ils des endorphines s’ils ne ressentent pas la douleur? Et pourquoi leur sensibilité fait-elle encore l’objet de débats? »
* La physiologiste Lynne Sneddon a découvert 58 nocicepteurs différents dans les lèvres de la truite arc-en-ciel.
** Les endorphines sont comparables à une morphine sécrétée naturellement. Cependant, leur rôle dans l’organisme est bien plus complexe. Notons aussi que certains analgésiques utilisés par les humains semblent également atténuer la douleur chez le poisson.
Dans la communauté scientifique, une ligne est tracée entre une simple réaction aux stimulus nuisibles et « ressentir la douleur » en fonction de la capacité à traiter et à exprimer les émotions.
« La douleur est décrite comme une expérience sensorielle et émotionnelle désagréable associée à un dommage tissulaire présent ou potentiel. »
–Association internationale pour l’étude de la douleur
Ainsi, l’un des principaux arguments des scientifiques pour nier la douleur chez les poissons est que leur cerveau est dépourvu de certains éléments structurels, notamment le néopallium, lequel transforme les stimulus négatifs en émotions chez d’autres animaux comme l’être humain. Un autre argument courant est que leur complexe amygdaloïde (comparable à notre amygdale qui nous aide à traiter les émotions) est programmé pour causer des réactions d’agression, et non de peur. L’importance de ce mécanisme pour la sensibilité à la douleur? Notre réponse à la peur entraîne également une réaction émotionnelle négative. Celle-ci stimule l’amygdale et permet d’enregistrer un souvenir des dommages corporels causés par un stimulus donné.
Il est alors évident que peu importe l’espèce animale, le concept de sensibilité à la douleur est bien complexe. Ce que les scientifiques tentent de prouver, en réalité, c’est que les poissons ressentent les stimulus nuisibles à leur corps, en plus de pouvoir associer des émotions aux dommages causés, malgré les différences entre leur cerveau et le nôtre.
Afin d’accumuler des preuves, les scientifiques ont continué leurs expériences sur les poissons en disséquant et en torturant ces êtres souvent dociles. Il est vrai que ces expériences insensibles ont démontré la capacité des poissons à éprouver la douleur en récoltant des données sur leur capacité à se rappeler d’expériences douloureuses et sur leurs comportements d’évitement ou de peur (refus de manger, balancements, grognements, et autres signes de réaction émotionnelle à la douleur). Cependant, les preuves ont été obtenues par des méthodes barbares comme l’électrocution de poissons rouges, l’injection de venin d’abeille dans les lèvres de truites et l’immersion de poissons dans l’eau chaude.
Pourquoi utilise-t-on encore des méthodes extrêmement cruelles pour démontrer la sensibilité des poissons? Comme l’attestera n’importe qui ayant déjà pêché, chaque poisson se débat de toutes ses forces pour se dégager de l’hameçon qu’il a involontairement mordu et continue de se débattre même en suffoquant lentement sur la terre ferme.
La question ne relève peut-être pas de la manière dont les poissons traitent la douleur, mais bien de notre capacité d’être empathique à leur égard. Bien qu’il soit plus facile pour nous de reconnaître nos moyens d’exprimer la peur, l’amour et la douleur chez des espèces comme les chiens, les primates et les félins, cela ne justifie aucunement le fait de tuer ou de blesser inutilement** les êtres dont nous ignorons le vécu intérieur.
** Bon nombre de gens intègrent le poisson à leur alimentation en raison d’une croyance erronée que certains éléments nutritifs, tel le DHA, ne peuvent être retrouvés ailleurs. En vérité, malgré que le corps humain ait besoin de certains nutriments, il est possible de combler ce besoin facilement et de manière saine, sans consommer de poisson ou de produits animaux. Si vous craignez une carence en acides gras essentiels, vous pouvez trouver ceux-ci en abondance dans les fruits, légumes, noix et graines (surtout le lin). Quant aux protéines saines, vous en trouverez abondamment dans la section des fruits et légumes.
Citations :
« En ce qui concerne la sensibilité à la douleur, les poissons suscitent plus de confusion et d’incohérence que toute autre espèce sur terre. Les gens sont pris d’enthousiasme devant les dauphins, car ils sont des mammifères, et s’emportent si les chevaux et chiens sont maltraités. Parallèlement, des concours de pêche sont tenus sur la Murray River, où des milliers de personnes hameçonnent les poissons pour ensuite les laisser suffoquer sur la berge : une manière misérable et fort désagréable de mourir. »
—Professeur Bill Runciman,
Professeur d’anesthésie et de soins intensifs
Université d’Adélaïde
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« Les poissons ne sont pas de simples automates dirigés par leurs réflexes, mais des animaux capables de vivre la douleur et la peur. Ils sont influencés [dans leur comportement] par leurs expériences, attentes et motivations d’une manière comparable aux animaux dits supérieurs, ainsi qu’aux humains. »
— Dr R. Buwalda
Institute of Comparative Physiological Studies
Utrecht (Pays-Bas)
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« Même si les poisons n’émettent aucun cri [audible par l’humain] lorsqu’ils éprouvent de la douleur et de l’angoisse, leur comportement est un gage de souffrance lorsqu’ils sont hameçonnés ou pris dans un filet. Ils se débattent et tentent de s’échapper, ce qui prouve leur volonté de survivre. »
— Dr Michael Fox, D.V.M., Ph. D.
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« Les ouvrages scientifiques l’expliquent clairement : sur les plans anatomique, physiologique et biologique, le système de perception de la douleur chez les poissons est presque identique à celui des oiseaux et des mammifères. »
– Dr Donald Broom, conseiller scientifique pour le gouvernement britannique
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par Alisa Rutherford-Fortunati, Gentle World
FILS ET FILLES | UN ENDROIT OÙ IL FAIT BON VIVRE
Chaque matin, le tout petit enfant aux yeux noir de jais se pointe la tête. Il franchit la prairie en titubant, sur ses jambes démesurément longues, bravant le terrain rude et épineux, un sabot pâle à la fois. C’était une épreuve pour lui de traverser le terrain entre la ferme voisine et le sanctuaire. Le bambin s’avance sur ses jambes chétives, avec son petit corps frêle, mais avec une détermination immense. Tout petit sur la grande étendue de terrain et si délicat sous le ciel morose, il n’est pas du tout préparé à l’aventure qui l’attend, mais reste déterminé à poursuivre son chemin. Il ne recule devant rien, jusqu’au moment d’arriver à destination : une parcelle épineuse de terre brûlée à la frontière du sanctuaire, près d’une clôture dont les mailles de fer sont légèrement tordues, étirées et relâchées. À cet endroit, il s’arrête et soupire, laissant tomber ses épaules comme s’il venait d’être libéré d’un fardeau invisible. Il admire le paysage, au-delà des prés verts, balance son corps de gauche à droite et tâte le sol de ses petits sabots. Aidé par son nez, il tente de détecter dans la brise la présence d’autres animaux libres, les yeux rivés sur le dernier endroit où il a vu les vaches du sanctuaire disparaître la veille. Rien d’autre ne lui importait : ni la soif, ni la faim, ni le soleil ardent qui échauffait les vents de la prairie, ni les morsures des fourmis rouges.
Le périple avait été long pour atteindre cet endroit désertique. Chaque jour, il traversait les champs colossaux, contournait les profonds précipices et se frayait avec misère un chemin entre les fils barbelés, tel un randonneur intrépide, par tous les temps. Jamais il ne s’arrêtait ou se plaignait, comme si cette zone aride à la frontière du sanctuaire lui apportait une richesse impossible à trouver ailleurs : un refuge, un baume à ses plaies, ou du moins un répit.
Il est l’unique survivant d’un troupeau de « bœufs d’embouche » destinés à l’abattage, oublié dans le malstrom du jour des enchères. C’était un moment de terreur et de déchirement pour maintes familles; les enfants criaient au secours et les mères hurlaient… y compris sa propre maman. Elle avait été battue, électrocutée, puis tirée de force dans un camion alors qu’elle implorait qu’on les épargne, elle et son enfant.
Et voilà que cet enfant est encore là, droit debout sur la petite terre oubliée devant la frontière. On pouvait lire sur son visage une sorte de foi. Il attendait en silence, patiemment, perché sur ses longues jambes tendues comme des racines étirées vers les eaux profondes, la vie nouvelle. De temps en temps, il tendait le cou, penchait la tête vers l’arrière et ouvrait la bouche, comme pour lâcher un sourd mugissement. Hélas, aucun bruit ne sortait. Il réussissait seulement à produire de rudes sifflements, sa bouche figée dans un désespoir muet, car il avait déjà gémi jusqu’à en perdre la voix. De ses constants pleurs silencieux, ainsi que ses yeux écarquillés par l’angoisse, il s’échinait à se faire entendre.
Enfin, on entend son cri. Quatre voix à peine audibles lui répondent depuis les confins du sanctuaire : celles de Juliette, Ember, Justice et Bumper. Ce son délicat, tout subtil, est venu tout changer. Les yeux du petit enfant se mettent à briller. Ses épaules se redressent et son corps se met à trembler d’excitation. Il regagne en taille, en force et en éclat, puis se redresse alors que les vaches du sanctuaire marchent vers lui d’un pas tranquille. Leur présence remplie d’amour représente un cadeau dans sa vie solitaire.
Elles arrivent finalement devant la clôture… tout près de lui! Leurs longs cous se frayent un chemin entre les barreaux de la clôture; les fils de fer se relâchent à mesure. Ces âmes généreuses et majestueuses viennent offrir leur présence bienveillante à leur semblable solitaire, l’entourer d’une énergie thérapeutique qui rappelle l’amour. Elles le réchauffent de leur haleine, lèchent son visage attristé et meuglent de douces choses réconfortantes dans ses petites oreilles. Elles caressent sa gorge muette de leurs langues rudes jusqu’à ce qu’un son s’en échappe par la force de l’amour : un murmure, un geignement, un soupir de soulagement. Il n’était pas libéré de sa peine, mais soulagé qu’on ait enfin entendu ses pleurs.
À cette affection, il répond par de l’affection, à cette bienveillance, par de la bienveillance et à cette joie, par de la joie. Il frotte son museau contre le visage d’Ember, cajole le cou de Juliette avec sa joue et tente de coller son petit corps contre le flanc imposant de Justice. Il se prélasse dans ce moment de chaleur, entouré de soin et de protection, et reste immobile dans sa grande joie. Voilà ce dont il était assoiffé. La nourriture, l’eau, le logis et autres commodités matérielles ne pouvaient pas apporter autant à son âme tourmentée. De tels instants évoquent pour lui l’amour. Il se couche de son côté de la clôture, et ses amies de l’autre côté, rapprochées de lui autant que possible. Leurs flancs et leurs dos corpulents frôlent son corps tout menu à travers les barreaux. Ils s’endorment et rêvent ensemble quelques instants. Dans ce moment partagé de leurs vies, ils s’envoient les uns aux autres diverses pensées et réflexions.
Ensuite, mu par une force inexplicable, il déploie ses jambes dégingandées et se hisse sur ses menus sabots. En secouant sa tête et sa queue en bataille, il se met à courir en rond tel un chiot le long de la clôture. Il sautille, bondit et s’en donne à cœur joie, comme s’il poursuivait des amis imaginaires. L’enfant en lui refait surface.
Voilà sa demeure, au cœur d’un monde difficile qui ravage autant son corps que son cœur. Il s’agit du seul endroit dans ce monde non végane où il peut s’abreuver de quelques gouttes de bonheur, de chaleur, d’amour et d’espoir. C’est le seul endroit au monde où son cœur arrive finalement à chanter, mais pour quelques instants à peine.
Inévitablement, Justice, Juliette, Ember et Bumper finissent par se relever pour retourner à leur quotidien, appelées par une plénitude et une liberté qui n’attendent que d’être vécues et appréciées à fond. Juliette est la dernière à quitter l’endroit, après avoir passé quelques instants de plus avec le tout-petit. Il lui rappelait sans doute son bébé enlevé. Juliette se remémorait toutes les fois où elle avait quitté le sanctuaire, son havre de sécurité, pour courir vers la ferme où son veau en pleurs était tenu captif, et où elle risquait sa vie seulement pour le réconforter. Enfin, elle se lève et, d’un pas serein, elle rejoint ses semblables pour retourner au sanctuaire. L’enfant les regarde partir au loin, tout d’abord en silence. Lorsqu’il se rend compte à nouveau de sa solitude amère, dans les champs torrides et sous un ciel dévastateur, il reprend ses cris étouffés. Sa poitrine se soulève et se rétracte douloureusement à chaque pleur muet.
Nous tentons de le réconforter, mais il rejette l’eau, la nourriture et l’affection que nous lui offrons. Il n’a pas besoin de consolation provenant des humains, mais plutôt de retenue et de décence de leur part. Il ne veut rien de ce que la race humaine lui offre ; il veut simplement ravoir ce qu’on lui a enlevé pour le simple gout d’un morceau de chair cuite : sa demeure, sa famille, son avenir, et la liberté de mordre dans la vie à pleines dents. Tout son être reste concentré sur cet endroit où, lentement, il voit Justice, Juliette, Ember et Bumper disparaître à l’horizon. Lorsqu’il les perd totalement de vue, il se replie sur sa propre étreinte rachitique, comme pour se prémunir contre la tristesse à venir, la tristesse qui s’empare déjà de lui de ses voiles sombres, qui pénètre chaque pore de sa peau. Il se replie en boule, mais passe le bout de ses sabots à travers la clôture, comme pour se glisser partiellement dans le sanctuaire. Une grande part de son corps est contrainte à rester sur la ferme, mais les fines mèches de sa queue, les bouts de ses sabots et la pointe de son museau réussissent à pénétrer le sanctuaire pour atteindre l’autre côté et en faire l’expérience.
La nuit tombée, le fermier reviendra le capturer pour le traîner vers la ferme, et le matin suivant, il marchera en titubant vers ce même champ à nouveau, se balançant sur ses jambes et ses coudes. Il s’arrêtera à ce même endroit sous la chaleur accablante du soleil ardent, pour ensuite pousser des gémissements étouffés. Il ne demandera qu’à être aidé, entendu et étreint. Nous lui offrirons vivres, nourriture et affection, même si nous savons qu’il les rejettera. À nouveau, nous observerons sa vigile silencieuse devant la clôture pliée et tordue, presque entrouverte, une barrière d’emblée solide, entre deux mondes, qui a cédé à une pression légère, mais continue, à une résistance, à des sanglots et à la force d’un désir ardent, de l’amour et de l’espoir d’arriver à traverser de l’autre côté.
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par Joanna Lucas
Publication originale sur le blogue Peaceful Prairie Sanctuary
INDIVIDUS | LA RICHE VIE DES ABEILLES
INDIVIDUS | LA RICHE VIE DES ABEILLES
« Dans un milieu naturel, c’est la reine abeille et non l’apiculteur qui sélectionne l’emplacement de la ruche et le nombre d’œufs pondus. Les abeilles recueillent le nectar et le pollen pour nourrir leur propre communauté.
Les abeilles sont-elles préoccupées du fait qu’elles ont perdu l’emprise sur leurs vies? Sans doute que oui. En plus d’être dotées d’un cerveau, elles utilisent celui-ci pour élaborer des concepts abstraits et parvenir à des consensus. Selon Joan Dunayer, « les éclaireuses (toutes des sœurs) cherchent un endroit creux bien situé, assez sec et de taille convenable » lorsqu’elles prévoient établir une colonie. « Pendant quelques jours, l’abeille éclaireuse dirige l’attention sur un site en particulier », ajoute Dunayer, « mais si une de ses sœurs a trouvé un endroit plus attrayant, cette abeille cesse de promouvoir l’endroit qu’elle a choisi et se met à danser en faveur de la meilleure option. Elle est capable de changer d’idée et de modifier son ‘’vote’’. »
Les abeilles possèdent un système nerveux central complexe, et la plupart d’entre elles ont une vue et un odorat fort développés. Également, elles communiquent et élaborent l’architecture des ruches d’une manière sophistiquée. De toute évidence, elles font l’expérience de leur vie, évitent la douleur et recherchent plaisir et subsistance. »
— Lee Hall
Les abeilles à miel communiquent entre elles à l’aide de phéromones, des odeurs diffusées par leur corps, ainsi que des sons produits par la vibration de leurs ailes et du langage de la danse. Par le son et la danse, les fourragères attirent l’attention des autres abeilles dans la ruche vers des sources de nourriture de qualité. Elles communiquent des renseignements comme la distance (nombre de mouvements et de sons), et la direction et la qualité (durée de la danse) des sources alimentaires. Si celles-ci sont à proximité, elles dansent simplement en rond, et toutes comprennent le message. Une abeille spectatrice peut émettre un bruit pour demander à l’abeille qui danse de s’arrêter et lui laisser goûter la nourriture trouvée. Les abeilles peuvent danser par mouvements avec exactitude, peu importe les vents ou le chemin initial adopté pour trouver la nourriture. En effet, lorsqu’une éclaireuse trouve des vivres, elle emprunte le chemin le plus court pour revenir à la ruche, en réussissant à bien calculer sa trajectoire.
Source : Vegetus
Les abeilles à miel sont affectées à des tâches selon leur âge.
À 1 ou 2 jours, elles nettoient les alvéoles, en commençant par celle où elles sont nées, et aident à réchauffer la nichée.
Quand elles ont 3 à 5 jours, elles nourrissent les larves aînées.
Entre l’âge de 6 à 11 jours, elles nourrissent les jeunes larves.
À l’âge de 12-17 jours, elles produisent de la cire, construisent les rayons, charrient les vivres et s’occupent de transporter les abeilles mortes.
Ensuite, à 18-21 jours, elles jouent le rôle de sentinelles à l’entrée de la ruche.
À 22 jours et jusqu’à leur mort, soit à 40-45 jours, elles quittent la ruche pour collecter du pollen, du nectar et de l’eau, en plus de polliniser les plantes, etc.
Les abeilles à miel peuvent calculer l’angle et la distance.
De diverses manières, elles communiquent des renseignements importants pour elles et leurs sœurs, notamment les meilleures sources de nourriture, les meilleurs emplacements pour une nouvelle ruche, le besoin d’une nouvelle reine ou d’un lieu de sépulture. Elles utilisent les odeurs, les goûts et la danse pour partager des renseignements et directives.
Lorsqu’elles annoncent un nouvel emplacement, les abeilles donnent des indications précises en spécifiant l’angle de vol, la courbure du sol et la distance à parcourir dans chaque sens… tout cela sans dispositif de mesure.
L’ascension au trône
La reine abeille est choisie par sa communauté. Contrairement aux chefs de meute et matriarches, elle n’arrive pas elle-même à sa position hiérarchique. C’est la colonie, par sa volonté et son travail, qui choisit sa reine. Si une colonie devient trop achalandée, les abeilles nomment une nouvelle reine, laquelle mènera une partie de la communauté à une nouvelle ruche.
Tout d’abord, les abeilles construisent jusqu’à 20 cellules royales en cire, où la reine actuelle pond des œufs fécondés. Tant que les larves ont moins de trois jours, elles peuvent recevoir les soins nécessaires pour devenir reine. Les jeunes ouvrières nourrissent ces larves avec une denrée spéciale, la gelée royale, et agrandissent l’alvéole à une longueur de 25 mm.
Dès que les larves ont neuf jours, la première cellule royale est fermée avec une couche de cire.
Peu de temps après, un essaim d’abeilles d’âge mûr quittent la ruche pour trouver une nouvelle demeure, et la reine actuelle est mise au jeûne pour maigrir avant de prendre son envol. Les abeilles plus âgées persuadent la reine de les rejoindre pour trouver l’emplacement de la nouvelle colonie. Sans doute par respect envers la reine, qui ne peut pas voler avec la même endurance, ces abeilles migrantes prennent plusieurs pauses en cours de route. Elles envoient des éclaireuses pour rechercher un lieu optimal où s’installer et revenir avec l’information nécessaire.
Huit jours après le départ de l’ancienne reine, la première reine vierge émerge de sa cellule. Selon sa personnalité et son tempérament, il se peut qu’elle amène un petit essaim avec elle pour quitter la ruche et en fonder une nouvelle. Sinon, elle tue les autres reines potentielles en les piquant à travers la cire de leur cellule.
La nouvelle reine assume alors ses fonctions et commence à voler autour de la ruche afin de s’orienter dans son nouveau milieu. Ensuite, elle entreprend plusieurs vols nuptiaux, ce qui lui permettra de pondre environ 2 000 œufs fécondés par jour. De ces œufs fécondés, les ouvrières femelles vont éclore. Un petit nombre de faux bourdons se chargent de féconder les œufs non fécondés. Le rôle de ces faux bourdons au sein de la ruche est de s’accoupler avec la reine, ainsi que de produire une nouvelle petite génération de mâles.
La nouvelle reine demeure avec la colonie pour au moins un an, jusqu’à ce que la colonie soit suffisamment nombreuse pour envoyer un essaim au loin, lequel fondera une nouvelle colonie. Contrairement aux ouvrières, qui vivront entre 40 et 45 jours, et aux faux bourdons qui meurent lors de l’accouplement ou sont expulsés à l’automne pour conserver les vivres, la reine vit jusqu’à cinq ans.
ÂMES TENDRES |LE MURMURE DE WILLOW AU MONDE ENTIER
Tout d’abord, il était seulement possible d’entrevoir quelques fragments de l’incident, peut-être puisque la scène entière était trop difficile à assimiler d’un seul coup. Une grande silhouette blanche gisait comme une bosse sur le côté de la route. On aurait cru un enchevêtrement d’angles formés par des jambes, genoux, articulations, coudes, sabots et côtes. De son corps maigre et meurtri s’échappait une respiration si superficielle qu’elle se mêlait pratiquement aux frissons constants du petit corps ; le tremblement était si discret qu’il semblait venir de la brise, et non des efforts internes des muscles luttant pour conserver vie et chaleur. Un lacis pâle de cicatrices et d’égratignures la couvrait du cou au dos et au flanc : le résultat d’une tonte précipitée pour piller la seule chose qu’il restait à l’alpaga mourant, soit son pelage, son seul moyen de défense. Son corps maintenant « inutile » a été jeté dans un fossé près de la clôture du sanctuaire, laissé à la merci du froid. Un abcès proéminent couvrait sa joue droite, et son nez était entaillé par la muselière serrée qu’on venait tout juste de lui enlever.
Elle a finalement ouvert ses yeux avec réticence pour poser son regard sur nous, en guise de supplication silencieuse, en clignant tout doucement. Son regard attristé laissait entrevoir un désespoir si intense qu’on croyait presque l’entendre. C’était le visage d’une jeune vie profanée, impossible de le nier. Une minute interminable plus tard, exténuée, elle a fermé les yeux. Tout ce qui restait était une âme en souffrance. Cette âme en souffrance s’appelait Willow.
Nous l’avons enveloppée dans des draps pour ensuite l’amener rapidement dans notre grange la mieux chauffée et recouvrir son corps de bouillottes. Nous lui avons administré des antibiotiques à large spectre ainsi que des anti-inflammatoires. Après quelques heures de soins constants, elle s’est mise à respirer avec une force accrue, mais sa température restait trop basse. Elle était inerte, désorientée et incapable de garder la tête droite. Il lui fallait de l’aide même pour conserver une bonne posture sternale.
Cependant, à la tombée de la nuit, son état s’est amélioré. Elle a pris quelques gorgées d’eau, mangé une portion de luzerne et gagnait en énergie à chaque bouchée. Impossible de ne pas s’émerveiller alors qu’elle reprenait suffisamment de forces pour se relever, une volonté de se nourrir et un espoir assez grand pour parcourir les lieux avec un regard qui n’était pas tout à fait captivé, mais du moins engagé. Par contre, il était aussi impossible d’oublier que son cas était critique, et qu’elle risquait de succomber durant la nuit.
À notre grande surprise, non seulement s’est-elle réveillée le lendemain, mais elle avait aussi le goût de boire et de manger. Malgré sa profonde faiblesse qui subsistait encore, elle mordait à pleines dents dans tout ce que nous lui donnions à manger, et accueillait chaque geste affectueux avec une grande avidité, comme si elle était affamée depuis longtemps. Elle en redemandait et donnait de petits coups à quiconque cessait de la caresser, puis tendait son cou de cygne et appuyait son visage contre la joue de la personne devant elle, comme pour lui demander un baiser. Elle frottait son nez duveteux contre le sien, en la regardant intensément dans les yeux, comme si elle tentait de lire ou de transmettre une information importante. Ensuite, épuisée, elle se couchait contre son compagnon humain, comme si ce contact rempli d’amour lui procurait du soutien. Vers la fin de l’avant-midi, elle était assez forte pour tolérer le long trajet chez le vétérinaire, où elle devait passer pour des examens, un diagnostic, des soins et — nous l’espérions sincèrement — un remède.
Le diagnostic a été aussi rapide que grave, et le pronostic était mauvais : elle avait été privée de manger pendant si longtemps que ses organes étaient définitivement endommagés, et elle avait peu de chance de survivre, voire aucune. Les vétérinaires de la clinique ne pouvaient pas aller au-delà des soins que nous lui offrions déjà chez nous : la garder au chaud et renforcer son système avec un liquide intraveineux légèrement réchauffé, ainsi que des doses supplémentaires de Baytril et de Banamine. Nous l’avons donc enveloppée dans des couvertures et installée à l’arrière de la camionnette, puis l’avons ramenée à la maison. Au moins, elle pourrait se reposer en toute tranquillité, loin du bruit et de l’agitation de la clinique vétérinaire.
Elle était presque ragaillardie durant le trajet. Assise bien droite, elle tournait ses oreilles comme des radars pour capter chaque bruit, et jetait des coups d’œil par la fenêtre au paysage qui s’obscurcissait dehors. En silence, elle observait les routes et les champs jusqu’à ce qu’ils disparaissent dans la noirceur de ce début d’hiver, la seule image restant dans la fenêtre étant son propre reflet.
Une fois de retour à la maison, nous l’avons déposée sur un lit douillet de coussins, de couvertures et de bouillottes. Tout au long de la nuit, nous avons pris des tours à la surveiller et à la prendre dans nos bras quand son sommeil était perturbé. Nous voulions être sûrs qu’elle s’endormait et se réveillait dans une même étreinte remplie d’amour. Elle cherchait à établir un contact et à communiquer toute la nuit, par des regards intenses, puis en s’allongeant contre la personne à côté d’elle et en frottant son nez contre le sien. Elle se rapprochait et respirait la douce brise de ce souffle posé sur elle, comme si c’était non seulement de l’air, mais une forme d’information essentielle, une force vitale provenant de l’amour de son soignant. Ensuite, elle répondait avec la caresse de son souffle délicat. Son regain de curiosité et de motivation à mesure qu’elle tombait en état de léthargie nous fendait le cœur. Elle semblait impatiente d’apprendre quelque chose d’important sur cette nouvelle vie rayonnante, où tout était encore possible. Elle commençait tout juste à savourer le nectar de cette nouvelle vie alors qu’elle était mourante, comme si elle cherchait à être présente dans ce moment d’amour, qui la baignait dans une abondance surprenante, et à faire l’expérience de ce dévouement absolu envers elle, quand elle s’endormait et même à son réveil.
Au cours des deux jours et deux nuits passés avec Willow, nous avons entendu sa voix une seule fois. Elle s’était réveillée après un court instant de sommeil et avait soulevé sa tête pour frotter son nez contre un de ses compagnons humains, en inspirant pour accueillir leur présence aimante. Elle établissait un contact visuel portant une toute nouvelle intensité. C’était comme si elle voulait confier une information urgente. Ensuite, elle a échappé un soupir doux comme une plume, sucré comme un nectar, la plus harmonieuse de ses 86 400 respirations. Cette onde d’une pureté frappante, riche d’intention, nous est parvenue comme une grâce. Un son qu’il était impossible pour le mental de saisir une seule note unie, mais qui devait plutôt être déchiffré en fragments saisissables. Willow avait sonné le glas de son dernier souffle, et son corps s’est effondré avec un bruit sourd, sombrant dans le néant. Un silence dévastateur s’est ensuivi, le tacet déchirant d’une vie immobile. Ensuite, longtemps après la résonance du dernier soupir, nous l’avons entendu : le doux gémissement d’un être pur et brisé, enchaîné, affamé, détruit et enterré vivant par le saccage de nos appétits sans fond, qui souffle encore tel un vent violent sous les ruines de notre humanité. Cet être parle encore d’amour, et ne demande qu’à être entendu. Écoutez-le. Il s’agit de la seule voix authentique qui soit, la seule vérité qui subsiste dans chaque vie, et la seule chose qui puisse guider hors de la noirceur une humanité qui se nourrit de la souffrance des êtres comme Willow pour un gout, une mode, un divertissement. Écoutez. Il s’agit de votre propre voix.
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par Joanna Lucas
Publication originale sur le blogue Peaceful Prairie Sanctuary
AMIS | LE LAPIN MAGIQUE
Hier, durant un séjour dans ma ville natale de Wellington, en Nouvelle-Zélande, j’ai visité une demeure historique construite au 19e siècle. Baptisée « Colonial Cottage » (chalet colonial), elle avait abrité les enfants et petits-enfants des pionniers l’ayant bâtie, et ce, jusqu’à sa cession à la ville dans les années 1960.
Pendant que nous descendions un escalier étroit pour ensuite franchir le seuil d’une vieille porte en bois, notre guide nous a indiqué que nous entrions dans la cuisine principale. Quelques instants plus tard, je me suis retrouvée face à face avec un cadavre de lapin, parfaitement préservé et suspendu au plafond pour complémenter la visite éducative.
J’ai déjà écrit quelques textes sur les lapins. Le premier portait sur une adolescente employée par Petland, Elizabeth Carlisle, qui avait tué deux de ces animaux. Elle a ensuite été calomniée pour avoir maltraité des animaux. Le deuxième traitait de la glorification d’un restaurant hautement estimé par les établissements locaux en raison de son menu axé sur la viande de lapin. Un exemple de la confusion de notre société quant à l’éthique animale? Je dirais que oui.
Plus tôt cette année, j’ai encore été motivé à écrire sur les lapins lorsque, partout, les défenseurs des animaux s’indignaient de la vente de viande de lapin dans les épiceries Whole Foods. Leur argument : contrairement au reste des « animaux d’élevage », les lapins sont perçus comme des compagnons.
Ayant déjà accueilli des lapins dans ma famille, j’étais certes dégoûtée par la tendance de consommer de la viande de lapin par prétexte de « durabilité écologique ». Cependant, en tant qu’humains, notre hypocrisie est frappante quant au choix de défendre ardemment certains animaux et d’en considérer d’autres comme une simple source de saveurs et de textures alléchantes.
Comme le démontre cet article publié dans The Atlantic, bon nombre de gens ne sont pas plus préoccupés par les lapins que ne l’est la personne moyenne par les vaches, les poules, les cochons, les moutons ou les autres êtres sensibles et conscients habituellement simplement perçus comme des « animaux d’élevage ».
Mark et Myriam Pasternak sont propriétaires de la ferme Devil’s Gulch Ranch dans le comté de Marin en Californie. Selon The Atlantic, les Pasternak abattent 10 000 lapins par an, lesquels sont vendus à plus d’une centaine de restaurants haut de gamme. Selon M. Pasternak, « les lapins sont faciles à élever et à tuer dans une cour arrière. Ils ont une faible empreinte écologique, et leur viande maigre contient peu de cholestérol. »
En 2010, le journal NY Times a publié un article intitulé Don’t Tell the Kids (ne le dites pas aux enfants), lequel décrivait la nouvelle tendance d’abattage fait maison et rendait compte d’un cours d’égorgement de lapins à Brooklyn. L’animateur du cours y était cité : « Aujourd’hui est un jour funèbre, car nous allons tuer des lapins. Mais je déborde toujours d’enthousiasme après l’abattage, car je sais que mon repas sera bientôt prêt. »
Ma rencontre fortuite avec le corps empaillé de l’autre jour m’avait rappelé une expérience particulièrement profonde. Le mois dernier, alors que mes amis et moi nous préparions un événement végane ainsi qu’un départ pour la Nouvelle-Zélande, j’ai assisté au dernier repos de notre compagnon de famille, Poof notre lapin, qui avait mené un dur combat avec plusieurs troubles de santé dus à la vieillesse.
Après avoir été abandonné par nos voisins il y a neuf ans, Poof a fini dans un refuge d’euthanasie. Nous l’avions vu se promener dans le quartier ; il grignotait des feuillages çà et là dans notre potager après avoir été mis en liberté. (Comme vous le voyez sur la photo ci-dessus, il ravageait nos semis de chou frisé de culture végane!) Une fois informés de son sort, nous n’avions qu’un choix : le ramener à la maison. Il est alors devenu Poof le lapin magique — son nom a même inspiré une chanson thème.
Lorsque Poof était jeune et en pleine santé, son caractère exubérant faisant pouffer de rire. Nous partagions avec lui les meilleurs moments quand nous étions rassemblés en groupe et, tout excité, il se mettait à rebondir, à taper des pieds et même, quelquefois, à pivoter sur lui-même durant un saut.
Le matin, si Poof était de meilleure humeur qu’à l’habitude, un chanceux parmi nous recevait ce que nous appelions une « bénédiction de lapin » : le petit animal courait en petits cercles autour de lui avec un grand enthousiasme. Jusqu’à la fin de ses jours, une délicate caresse entre les oreilles ou une poignée de lentilles germées suffisaient à hisser Poof au septième ciel.
Malgré un caractère quelque peu réservé et une indifférence envers les étreintes et caresses (jusqu’à ses derniers jours, où il a découvert les joies de l’affection physique), il nous a offert tant de bonheur et de fous rires qu’il était inconcevable d’imaginer une vie sans lui. Je me rappelle les moments où j’observais Poof s’éloigner par petits bonds en montrant son adorable petit derrière; d’autres fois, il se hissait sur ses petits pieds duveteux pour se tenir sur deux pattes. J’étais si émerveillée et remplie d’amour que c’était presque difficile de le cacher.
Cependant, le temps file rapidement, ce qui est particulièrement le cas pour les lapins : ils atteignent difficilement l’âge de dix ans. En vieillissant, Poof a mené un combat contre quelques troubles physiques qui auraient pu être fatals. Par chance, il avait une constitution bien plus forte que les apparences le laissaient croire. Malgré les prévisions de toutes les personnes que nous avons consultées, il a déjoué les probabilités pour ensuite vivre une autre année en pleine forme.
Son petit corps devenait de plus en plus frêle vers la fin de ses jours, et nous faisions notre possible pour assurer son confort et son bien-être alors qu’il passait à un stade de son existence encore méconnu pour nous. Nous lui donnions des bains, en plus de combler ses besoins matériels et d’essayer maintes techniques imaginatives pour le motiver à boire et à manger. Nous craignons qu’il souffre durant sa mort, ce qui nous obligerait à prendre une décision difficile qui ne nous appartenait pas à la base, selon nous.
Un des aspects étranges constatés par quiconque adopte un lapin de compagnie est la « double identité » attribuée aux lapins dans notre culture. Les recherches que nous avons effectuées pour le bien-être de Poof le confirmaient. Des renseignements pour bien soigner son lapin se mêlent à des instructions pour l’élever à des fins alimentaires ; une simple recherche de conseils d’un vétérinaire peut mener à des directives pour un abattage rapide.
Tandis que nous faisions de notre mieux pour soulager l’inconfort de Poof, on nous rappelait encore et encore que notre petit lapin magique adoré serait perçu par bien des gens comme un repas de luxe ou la matière première d’un chandail de qualité, un morceau de viande enveloppée de fourrure douillette.
Il en va de même pour tout être réduit à la somme des parties de son corps. On peut bien se justifier en mentionnant le terme « animaux d’élevage », mais en vérité, chacun de ces êtres possède une personnalité et un ensemble de qualités qui leur sont propres, ainsi que la capacité de remplir notre monde d’amour.
Heureusement, nous n’avons pas dû mettre fin à la vie de Poof avant l’heure ; nous croyons qu’il a rendu l’âme quand il était prêt. Et pour notre part, nous avons dit adieu chacun à notre manière, en espérant que nous avions pu combler Poof autant qu’il l’a fait pour nous… ce qui est très peu probable, car il nous a tant donné.
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Par Angel Flinn, Gentle World